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Divagation
9 novembre 2010

Pierre Bourdieu

Il y a, il y a eu et il y aura peu d’hommes comme Pierre Bourdieu. Rarement l’on rencontre un homme talentueux de cette ampleur, aussi élaborée et aussi efficace. À le suivre tout au long de sa carrière, on a l’impression qu’il a réussi à aborder pratiquement tous les sujets pertinents. À en saisir l’essentiel. Ou du moins ce qui méritait d’être mis à jour et d’être porté à l’attention.

Aucune sociologie n’est aussi stimulante que celle que pratiquait Pierre Bourdieu. Parce qu’elle est actuelle et qu’elle prétend être libératrice, sa façon de concevoir les structures et les faits sociaux permet de comprendre la psychologie humaine. Et ce, pour une raison particulière.

Les structures sociales et leurs organisations sont autant extérieures qu’intérieures à l’être humain. Si nous ne respections plus les schémas comportementaux appris, instantanément la société s’effondrerait et n’aurait plus de raison d’être. Il nous faut donc prendre conscience de l’importance des mécanismes de socialisation pour pouvoir découvrir à quel point nous sommes des personnes qui sommes agis. C’est justement ce à quoi nous invite la sociologie bourdienne.

La sociologie illisible

Il a deux explications qui permettent d’établir le constat, que la sociologie est une discipline, une science incompréhensible. La première c’est que ceux qui devraient la comprendre, et qui en bénéficierai,t n’ont pas l’outillage conceptuel pour pouvoir saisir qu’ils sont dans une situation de domination, et que donc il ne pourront pas lutter efficacement pour sortir de cette situation aliénante. La deuxième, elle, est le fait de personne ayant la capacité de saisir les concepts, mais qui n’ont aucun intérêt à se voir tel qu’ils sont : des dominants. Leur domination n’est pas celle de grand prédateur, mais seulement celle de ceux qui se prélassent sous l’abondance de leur privilège de classe, de caste, de relation et d’éducation. Ils n’ont aucun intérêt à se voir démasquer, et ainsi découvrir que ce qui fait leur bonheur est une usurpation de privilèges consentis socialement à des individus qui ont su et pu faire leur place au soleil, en ayant profité d’une bonne éducation, de la fréquentation de bonnes écoles, de l’argent, de l’appui familial et de toute autre forme d’appui important socialement. Bourdieu remet en question ainsi, par cette forme d’analyse, tout le système éducatif en prouvant, preuve à l’appui, que statistiquement parlant la réussir naît de certaines conditions optimales. Que la réussite sociale est tributaire de facteurs environnementaux qui font en sorte que le mérite personnel, l’excellence et la réussite dépendent rarement et véritablement de la seule personne. Et que par conséquent ceux qui ne bénéficieront pas de tous ses appuis à la formation et à la maturation ne pourront pas, même s’il faisait davantage d’efforts, se voir allouer les premières places. Les premières places seront toujours et ont toujours été consenties en majorité au fils d’individu qui ont su prendre de bonnes positions dans la hiérarchie sociale.

Quelques précisions

Bourdieu s’est abondamment interrogé sur les conditions de pratique de la sociologie, et de manière plus globale sur les pratiques en général de la recherche dans les sciences sociales. Il mentionne dans sa conférence "Le sociologue en question" que "la recherche c’est peut-être l’art de se créer des difficultés fécondes –et d’en créer aux autres. Là où il y avait des choses simples, on fait apparaître des problèmes." En ce qui concerne l’objet de la sociologie, sa manière de choisir et de se créer des problématiques, Bourdieu considère que "les sciences sociales doivent conquérir tout ce qu’elles disent contre les idées reçues que véhicule le langage ordinaire." Et il faut utiliser pour cela des mots forgés qui pourront protéger le chercheur "contre les projections naïves du sens commun."

Pour ce qui en est de déterminer si la sociologie est neutre, à savoir si elle sert les pouvoirs en place, il nous faut considérer qu’ "une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir des recettes aux dirigeants des entreprises privées et des administrateurs." Qu’en fait, "les gouvernants ont aujourd’hui besoin d’une science capable de rationaliser la domination, capable à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer."

Dans cette perspective le pouvoir doit "une part de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent". "Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par le pouvoir".

A contrario la sociologie comme la pratiquait Pierre Bourdieu est un champ de lutte et un dévoilement de force entre différents groupes sociaux. Finalement, "peut-être que la seule fonction de la sociologie est-elle de faire voir les limites de la connaissance du monde social et de rendre ainsi difficile toute forme de prophétisme. Prophétisme dont faisait preuve les philosophies de l’histoire".

L’habitus

On peut considérer l’habitus comme étant le résultat de l’intériorisation des structures sociales extérieures. Elle provient de nos premières expériences, en premier lieu, et est complétée, par la suite, par l’apprentissage des mécanismes de la société, durant notre vie d’adulte. "Bourdieu définit alors la notion, plus précisément que ne l'avait fait Norbert Elias, comme un "système de dispositions durables et transposables". Dispositions, c'est-à-dire des inclinaisons à percevoir, sentir, faire et penser d'une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives d'existence et de sa trajectoire sociale." Elles sont dites durables parce qu’elles tendent à résister au changement et à la moindre modification. Dans La Distinction nous avons un exemple d’habitus de classe. Dans son rapport à la nourriture, le bourgeois privilégie la forme sur le contenu. C'est-à-dire qu’il va plus ou moins attacher de l’importance à la manière dont on présente un repas, la disposition des mets et leur agencement esthétique. Pour ce qui est du repas pris par les classes populaires, c’est le primat de la fonction de nourriture substantielle qui prime et non la disposition.

"L'habitus est constitué de "principes générateurs", ce qui fait qu’il est amené à apporter de multiples réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d'un ensemble limité de schémas d'action et de pensée. Ainsi, il reproduit plutôt quand il est confronté à des situations habituelles et il peut être conduit à innover quand il se trouve face à des situations inédites."

Les champs

Les champs sont à l’opposé des habitus. Ils constituent l’extériorisation de l’intériorité. Les institutions y sont ainsi considérées "comme des configurations de relations entre des acteurs individuels et collectifs." Les individus deviennent des agents qui apportent leur capital et qui sont aussi agis par les structures relationnelles auxquelles les confrontent les divers champs. On doit dire qu’il n’y a pas uniquement que le capital économique, ou que celui-ci prime, comme dans la conception marxienne de la société. Car, au contraire il faut considérer le capital culturel (les intellectuels et les artistes), le capital social, le capital politique, etc. Au sein de chaque champ, il existe une "distribution inégale des ressources". Ce qui explique qu’il y aura une forme de lutte pour la reconnaissance et pour l’augmentation du capital alloué. "Chaque champ est marqué par des relations de concurrence entre ses agents". Dans ce cas précis, on peut même parler de marché, dans lequel il y a des mécanismes d’offre et de demande. Il n’existerait donc pas uniquement qu’une domination économique, puisque "l'espace social est composé d'une pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques de domination".

La faiblesse des dominés

Dans ce qu’on l’on appelle le néo-libéralisme, une doctrine qui englobe tous les faits sociaux, ce qui constitue sa force de frappe, sa capacité de se légitimiser, d’offrir une vision du monde, c’est sa production théorique, sa schématisation des relations entre individus. C’est un corpus unitaire communicable qui permet l’accord des spécialistes. Et que donc que chaque intervenant, avocat intéressé à servir les possédants et leur mécanisme de domination peuvent ânonné sous forme de vulgates ou d’évangiles au sein d’un corpus de donnés* qui corrobore leurs hypothèses. Il y en résulte un consentement, un accord sur le fonctionnement de la théorie légitimant la domination de ceux qui possèdent le capital. Devant ce rouleau compresseur médiatique et universitaire de spécialiste qui répète constamment la même compréhension des rapports sociaux économiques que reste-t-il aux dominés ? Rien. Sinon l’œuvre de personne comme Marx ou Bourdieu, qui n’ont eu de cesse de dévoiler les rapports de dominations et leurs mécanismes de perpétuation.
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Le self made man

Avec le triomphe du capitalisme est revenu l’idéologie de l’homme étant capable de se créer seul. Le désenchantement et l’invalidation des anciennes théories qui insistaient sur les structures sociales et sur le primat du collectif sur l’individuel, permettent aujourd’hui de promouvoir la réussite personnelle, et surtout de n’avoir aucune culpabilité à être un assoiffé de pouvoir, de réussite et d’argent. Il n’y a pas de mal à faire de l’argent, et ce peu importe si elle est illégitime, abusive ou escroquée. C’est le bonheur qui compte. Et le bonheur, il faut se le procurer, de n’importe qu’elle façon. Ce message et toute la parade des stars millionnaires servent de modèle et d’envie aux gens ordinaires qui veulent eux aussi rivaliser dans l’étalage de leur réussite et de leurs succès par une consommation ostentatoire. Dans la Distinction Bourdieu considérait que le mode de vie et de consommation des classes privilégiées et supérieures influait grandement sur celui des classes inférieures, qui voyait dans cette forme de parade la preuve de la réussite, et pour cette raison les imitait.

Donc, le capitalisme et l’économie de marché n’ont pas encore connu leur heure de gloire. Le meilleur reste à venir. Une population planétaire à la recherche du bonheur made in USA. Standardisé et fabriqué de toute part par des publicistes et des vedettes qui règnent et régneront à l’avenir sur l’imaginaire des consommateurs.
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*La puissance d’analyse de Bourdieu se manifeste constamment. Et surtout dans ce cas ci. Il mentionne que ce qui a désarmé et laissé pantois les ouvriers et et les travailleurs en général, c’est la mathématisation de l’économie. Lire des rapports financiers, des statistiques, des pronostiques et des bilans donne un complexe d’infériorité aux travailleurs qui n’y comprennent rien. Ils n’ont dès lors aucune possibilité d’argumenter ou de faire valoir leur position. Ou même de se défendre.

Ce fut donc un des objectifs de Bourdieu que de donner un appareillage conceptuel aux dominés. De se penser tels qu’ils sont, et de comprendre réellement leur situation. De pouvoir réagir et d’affronter leur dominant sur le terrain de la théorie et des conceptions.
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Citations


"Si le sociologue a un rôle, ce serait plutôt de donner des armes que de donner des leçons."

Pour Bourdieu les règles, les normes et les structures sont héritées et historiques, donc modifiables et améliorables. Ce qui fait que "le sociologisme, c’est-à-dire la tentation de transformer des lois ou des régularités historiques en lois éternelles" est une faute majeure lorsque vient le temps de rendre raison des processus sociaux.

Il faut que les possédants-dominants justifient leur position dans la hiérarchie de la distribution des biens. "Le racisme de l’intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une théodicée de leur propre privilège, comme disait Weber, c’est-à-dire une justification de l’ordre sociale qu’ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d’exister comme dominants ; qu’ils se sentent d’une essence supérieure."

"La difficulté particulière de la sociologie vient de ce qu’elle enseigne des choses que tout le monde sait d’une certaine façon, mais qu’on ne veut pas savoir ou qu’on ne peut pas savoir parce que la loi du système est de les cacher."

Étant donné que la sociologie est une science qui étudie les rapports sociaux, et que ces mêmes rapports peuvent être hautement connotés par l’émotion et par les comportements dits moraux, il est tout à fait normal qu’il y ait certaines confusions. "Mais la principale source de malentendu réside dans le fait que, d’ordinaire, on ne parle presque jamais du monde social pour dire ce qu’il est, mais presque toujours pour dire ce qu’il devrait être. Le discours sur le monde social est presque toujours performatif : il enferme des souhaits, des exhortations, des reproches, des ordres, etc. Il s’ensuit que le discours du sociologue, bien qu’il s’efforce d’être constatif, a toutes les chances d’être reçu comme performatif."

La sociologie libératrice comme la conçoit Bourdieu permet de prendre conscience, pour tous ceux qui sont des dominés, que leur statut n’est pas nécessairement naturelle ou encore le fruit de leur incompétence. Loin de là.  Leur comportement leur a été inculqué et renforcé par leur statut dans la hiérarchie sociale. Leur statut de dominé et d’inférieur qui leur a été imparti dans leur cheminement vers leur qualification et leur rôle n’est pas figé. Au contraire, il peut être remis en question et modifier. "En fait, il ne s’agit pas d’enfermer les agents sociaux dans un être social originel traité comme un destin, une nature, mais de leur offrir la possibilité d’assumer leur habitus sans culpabilité ni souffrance." Et de pouvoir en sortir.

"Les dominés sont abandonnés à leurs seules armes; ils sont absolument dépourvus d’armes de défenses collectives pour affronter les dominants et leurs psychanalystes du pauvre."

C’est en connaissant les règles de la société, ces fameuses lois, que l’on peut enfin regagner notre liberté. En en prenant conscience. Et en agissant en sorte que cesse la domination. "Contrairement au apparences, c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social, que la science sociale donne plus de liberté. Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible."

"La loi sociale est une loi historique, qui se perpétue aussi longtemps qu’on la laisse jouer, c’est-à-dire aussi longtemps que ceux qu’elle sert (parfois à leur insu) sont en mesure de perpétuer les conditions de son efficacité."

"Au contraire, les dominés ont partie liée avec la découverte de la loi en tant que telle, c’est-à-dire en tant que loi historique, qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement. La connaissance de la loi leur donne une chance, une possibilité qui n’existe pas aussi longtemps que la loi est inconnue et qu’elle s’exerce à l’insu de ceux qui la subissent. Bref, de même qu’elle dénaturalise, la sociologie défatalise."

"La sociologie révèle que l’idée d’opinion personnelle (comme l’idée de goût personnel) est une illusion. S’il est vrai que l’idée d’opinion personnelle elle-même est socialement déterminée, qu’elle est un produit de l’histoire reproduit par l’éducation, que nos opinions sont déterminées, il vaut mieux le savoir; et si nous avons une chance d’avoir des opinions personnelles, c’est peut-être à condition de savoir que nos opinions ne sont pas telles spontanément."

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