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Divagation
8 mars 2011

Le suicide

«Les dépressifs sont comme tombés au
champ d'honneur pour ce rêve insensé
de donner sens à ce que nous sommes
et d'avoir voulu se dépasser, sans doute».     Jean Zin

Un des tout premiers travaux d’envergure sur le suicide provient  des recherches du sociologue Émile Durkheim. S’il est essentiel de passer par cet ouvrage important, vu sa qualité manifeste, il faut toutefois actualiser certains points précis qui doivent être nuancés.

Dès les débuts des enquêtes sociologiques, le déterminant global observé fut celui qui existe entre la richesse et l’augmentation du nombre des suicides au 19ième siècle. Ceci peut paraître assez étrange et contre-intuitif. Mais il faut spécifier que l’expansion et le développement économique ont déstructurés et restructurés la société dans son ensemble. Causant ainsi des modifications lourdes de conséquence.

Dans un premier temps, l’augmentation de la richesse se conjugua avec une transformation de la cellule familiale. Les relations sociales s’y amoindrir pour faire place à un début d’individualisme. Chaque individu gagnant une certaine autonomie, le besoin d’assistance mutuelle et d’entraide diminuant, les supports affectifs se détériorèrent pour laisser place aux stratégie de résolution individuel et à l’imaginaire personnel. Ce qui impliqua que l’on y partagea moins ses bonheurs et ses malheurs, ainsi que les difficultés concrètes.

Ceci entraîna un phénomène particulier. En perdant, ce qu’on appelle la famille élargie, soient les relations de second degré, dites de cousinage, on perdit un espace favorable aux récits familiaux et à l’entretien des événements passés signifiants. Désormais le présent compterait davantage, et le futur serait sur le point d’occuper presque entièrement l’espace de la représentation et des motivations, sous la forme de projets individuels.

Il va sans dire que lorsque les espérances étaient déçues il devenait plus difficile de surmonter ces épreuves et de faire le deuil des espoirs. La solitude s’installait plus facilement, et l’amertume aussi.

Durant cette première vague d’enrichissement macro-économique, les facteurs déstabilisants furent « l’urbanisation, l’individualisme, le vieillissement de la population, le libre examen et le libre choix ».

Au début du 20ième siècle, la deuxième vague de développement économique se mit en place, et c’est à partir de ce moment précis que les recherches de Durkheim perdirent relativement de leur validité.

L’état interventionniste et de nouveaux rapports sociaux entrèrent en ligne de compte pour modifier la situation antérieure et offrirent de nouveaux remparts face à la solitude et à l’anomie*. Les jeunes générations d’ouvriers urbains recommencèrent à tisser des liens d’appartenance et d’accompagnement à travers les organisations syndicales et les loisirs.  Au même moment, le vieillissement, et son héritage de savoir pratique et de mémoire collective se dévalorisèrent, ainsi que les anciens métiers reliés à l’agriculture.

Un peu plus tard dans les années cinquante, cette tendance s’accrut vers une valorisation de la jeunesse et des perspectives favorables aux jeunes adultes. Tant que le chômage n’existait presque pas, les facteurs collectifs incitatifs au suicide s’estompèrent, et ce ne sont pratiquement que des facteurs psychologiques qui expliquent les tendances suicidaires.

Mais ici entre en compte une nouvelle donnée qui vint perturber les rapports sociaux complexes. Un phénomène de masse de la jeunesse s’instaura, qui prolongeait tardivement et intensément ses rites de passage vers le monde adulte : la révolte juvénile à travers la musique collective. Une prise de position idéologique contre l’univers des adultes, que représentait la société conservatrice, vint se surajouter pour rétablir, en opposition, des supposées valeurs d’authenticité. Un nouveau modèle dans l’univers collectif surgit. Celui d’un individu se issant au sommet par ses propres moyens, son talent et son message, tel un prophète. Le phénomène de l’idole engagea alors les individus à devenir des personnes, faute d’être des personnalités. Désormais, les nouveaux paramètres servant à établir le degré de réussite dans la vie d’une personne tenaient compte de l’obligation d’être considéré-admiré. D’être une personne importante.

Toute forme d’échec personnel devint, dès lors, encore plus difficile à accepter et à surmonter, du fait de l’image que valorisait, et valorise, aujourd’hui, collectivement, au sein des masses médias, la représentation de la réussite, au travers d’un individu qui, par lui-même, et uniquement par lui-même, parvient à réussir.

Les individus se voient maintenant conditionner à un mirage, qui, lorsqu’il s’évanouit, devient insupportable. Car la vie quotidienne et réelle est maintenant dévaluée face à l’existence extraordinaire des personnalités médiatisées. Ce qui fait sens, aujourd’hui, c’est d’être vu, connu et adulé. La simple vie ordinaire n’a presque plus de sens. La rédemption étant dans la célébrité, le travail n’apporte pratiquement plus de valorisation.

L’être humain vie au sein d’un espace de sens, et lorsque l’horizon disparaît, et que les rêves de grandeur ne se réalise pas, il ne reste plus que le vide.  Le suicide y devenant une échappatoire.

Dans la société contemporaine, les attentes et les ambitions sont très élevées, et lorsqu’elles sont déçues elles peuvent engendrer des états dépressifs et mener au suicide.
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* Ce terme que Durkheim a forgé résume pratiquement toute sa recherche. L’anomie est l’état dans laquelle se retrouve un individu qui aurait perdu la majeure partie de ses points de repère servant à  se positionner adéquatement et efficacement dans la complexité de ses rapports sociaux et dans son système de représentation. Les valeurs ancestrales n’étant plus valides, l’éducation basée sur les savoir-faire et l’héritage étant devenu caduque, l’individu entre dans une sphère d’indécision et de confusion qui engendre une absence de normes régulatrices. Comme il est laissé à lui-même, le libre-choix des solutions et des possibilités renforce la solitude, qui, elle, est génératrice de comportements destructeurs asociaux.
«Dans un premier temps, C. Baudelot et R. Establet partent de la relation entre le suicide et la richesse établie par Durkheim. Le taux de suicide est de plus en plus élevé à mesure que les pays s’enrichissent et qu’ils affrontent des perturbations de l’ordre collectif (France au XIXe, Inde et Chine actuellement). La misère protège puisqu’elle maintient les protections sociales (famille, paroisse, village...) face à l’urbanisation, l’individualisme, le vieillissement de la population, le libre examen, le libre choix, l’économie diversifiée...

Cependant, entre 1910 et 1920, les taux de suicide entament une décrue dans la plupart des pays européens qui continuent de s’enrichir. La révolution industrielle anglaise a fourni à terme des ressources matérielles et morales aux jeunes, aux urbains et aux ouvriers, au détriment des plus âgés, dévalorisés et déqualifiés, des ruraux et des paysans. Par un travail socialement signifiant, l’individu, fraîchement autonome, se réalise, devient créateur de lien social et est protégé contre le suicide, même s’il prend de la distance vis-à-vis des traditions protectrices (religion, famille, politique). De nouveaux facteurs contrecarrent les effets néfastes des bouleversements sociaux.»

À l’intérieur des pays riches, contrairement à ce qu’avançait Durkheim, ce sont les moins riches qui se suicident le plus. Certes, au XIXe siècle, on se suicidait en bas et en haut de la pyramide sociale en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Cependant, après la seconde guerre mondiale, le taux de suicide croît à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale. Tout d’abord, ce retournement provient de la plus forte intégration sociale des classes aisées. Plus le réseau social est étendu plus il est aisé de s’en servir puisque le recours à celui-ci ne met pas en danger la santé psychologique de l’individu en cas d’échec. Ensuite, les conditions matérielles de travail et d’existence des employés et des ouvriers produisent une surmortalité. Avec un travail qui requiert une forte implication mais qui ne fournit qu’une faible latitude décisionnelle et peu de récompenses monétaires ou symboliques, les classes populaires sont soumises à un stress, à un état d’épuisement professionnel (le fameux « burn out ») comparable à ce que vivent les femmes exerçant une profession libérale ou intermédiaire de santé ou du secteur social. Enfin, avec des revenus moins élevés, les classes populaires négligent le recours préventif aux médecins, psychologues ou psychiatres, notamment lorsque la pauvreté est disqualifiante, c’est-à-dire qu’elle exclut l’individu des relations socio-économiques. Néanmoins, même avec des revenus plus importants, les classes populaires ne seraient pas forcément protégées du suicide par manque de capitaux culturels et sociaux nécessaires, de « capabilités » (liberté d’expression, dignité, respect de soi, participation à la vie sociale...).

Dans un second temps, C. Baudelot et R. Establet analysent la modification de la structure par âges du suicide. Au XIXe, la vieillesse était un naufrage socio-économique et corporel accentué par une absence de perspectives. Mais à partir des années 70, en France, le suicide des personnes âgées diminue au détriment des jeunes, à cause d’un effet de période : avoir 20 ans en 1975 en période de chômage de masse n’a pas le même sens que prendre sa retraite en percevant 80% de son dernier salaire. La remise en cause des systèmes de retraite, l’allongement de la durée de la vie active, la difficulté d’arriver à obtenir une retraite à taux plein ou un emploi rendent plus vulnérables les jeunes.

Dans un troisième temps, les auteurs s’attaquent à l’effet du genre. Globalement, le taux de suicide masculin est 3 à 4 fois supérieur au taux de suicide féminin, quel que soit le milieu social. L’investissement extraprofessionnel, vis-à-vis des enfants, et l’absence d’esprit de compétition et de pouvoir dans le travail permettent aux femmes de créer un noyau fort de relations sociales, notamment intergénérationnelles, protecteur vis-à-vis du suicide, notamment dans les cas de divorce ».

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