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Divagation
5 novembre 2010

Deux siècles de rhétorique réactionnaire

À la fin des années quatre-vingt, Albert Hirschman se met à l’écriture d’un livre, dans un premier temps, sous la forme d’un pamphlet : Deux siècles de rhétorique réactionnaire. Le but principal était de réagir contre les positions néo-conservatrices agressives qui tentaient de miner la politique économique sociale. Pour les décideurs Étatsuniens, il était temps d’en finir avec le keynésianisme et les politiques interventionnistes. C’est ainsi que toute une panoplie de chercheurs, avocats intéressés, provenant des officines et des instituts économiques engagèrent une lutte à finir pour disqualifier tout ce qui s’apparentait de près ou de loin à l’État-providence.

Périodisation

En 1949, le sociologue T.H. Marshall fit une célèbre conférence dans laquelle il distinguait trois dimensions importantes de la citoyenneté : la dimension civile, la dimension politique et la dimension sociale. Pour lui, ces conquêtes de la citoyenneté se firent par étape. Réservant en gros un siècle pour chacun de ces avancés qui sont ou qui furent des luttes pour instaurer des droits nouveaux. D’une certaine manière la modernité commence aux 18ième siècle avec la "bataille pour l’instauration des droits civils". Donc la liberté de parole, la liberté de penser, le libre choix de pratiquer sa religion, l’égalité devant la loi, bref, les droits de l’homme et la doctrine du droit naturel, tel qu’ils furent conquis durant la révolution américaine et la révolution française. La deuxième étape se joue au 19ième siècle et ce sera le droit au suffrage pour une couche de la société de plus en plus nombreuse, en attendant le suffrage universel. Ce sont alors l’élaboration des droits politiques, la possibilité de participer à l’exercice du pouvoir. Viens par la suite, au 20ième siècle, l’appropriation des droits sociaux : l’instruction, la santé, la sécurité et le bien-être économique, l’assurance-chômage et la retraite. On explique, par ailleurs, cette dernière conquête de l’humanité ainsi : au sortir de la deuxième Guerre, comme il fallait soulager de la misère et sortir d’un régime de privation, la priorité fut mis sur la protection sociale. Il faut dire que le redémarrage rapide de l’économie permit justement de créer assez de richesse pour qu’elle soit redistribuée.

Il faut ajouter ceci. Comme il fallait s’y attendre, à chacune des trois périodes, les gouvernants et les possédants qui se trouvaient dans une position relativement confortable s’opposèrent avec violence à toute forme de réforme en utilisant, et c’est ce qui est vraiment intéressant, toujours les mêmes arguments. Soit, en fait, pour Hirschman, trois thèses réactionnaires. Il est à noter que ces luttes entre la conservation des privilèges et entre les réformes se firent avec beaucoup d’acharnement, de violence et de souffrance, puisqu’il est établi que "les grands progrès de la civilisation sont des processus qui conduisent presque à leur perte les sociétés où ils se produisent". Il faut aussi dire que les conservateurs, ceux qui craignent le changement, s’ils mettent toujours en garde les réformistes du danger que peut produire toute forme d’ambition qui prétend changer les choses en place, n’ont jamais aucune solution institutionnelle de remplacement.

Les trois thèses pour disqualifier les tenants des réformes sont les suivantes : 1- L’effet pervers : "toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger. 2- La thèse de l’inanité : "toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine", rien ne changera. 3- La thèse de la mise en péril : "le coût de la réforme envisagée est trop élevé, en ce sens qu’elle risque de porter atteinte à de précieux avantages ou à des droits précédemment acquis".

La thèse de l’effet pervers

L’effet pervers suppose que les structures sociales sont éminemment complexes et que la relative stabilité atteint à une certaine époque tient pratiquement du miracle. Ce qui fait que toute action qui voudrait changer ou améliorer la situation risque de perturber l’état d’équilibre et d’engendrer des effets contraires à ce qui était voulu au départ. D'une certaine manière, "les mesures destinées à faire avancer le corps social dans une certaine direction le feront effectivement bouger, mais dans le sens inverse. L’exemple par excellence étant la révolution française qui, souhaitant instaurer la Liberté, l’Égalité et la Fraternité, s’est rapidement transformé en son contraire : la Tyrannie et la Terreur. Évidemment, dans ce cas-ci il ne s’agissait uniquement de réforme, mais de "reconstruire la société tout entière".

"Cette thèse marque un tournant décisif d’ordre idéologique, le passage des Lumières au romantisme, de la foi optimiste dans le progrès au pessimisme". C’est l’exact opposé de la main invisible, en économie, qui venait remplacer le rôle que la Providence jouait dans les sociétés présécularisées. Incidemment, chez Adam Smith des comportements comme l’intérêt personnel, qui peut paraître répréhensible selon le christianisme, concourt au "bien public en favorisant la prospérité générale." Pour Edmond Burke, qui réagit fortement devant la Révolution de France, c’est l’exact opposé : des intentions vertueuses, les réformes sociales, en particulier le droit de vote, dégénère en résultat désastreux. C’est ce même Burke qui écrivit que "le métier de perruquier ou de chandelier ne peut être pour personne un titre d’honneur –pour ne rien dire d’occupations plus serviles encore (…). C’est l’État qui est opprimé quand on leur permet (…) de le gouverner.

Cent ans plus tard (au 19ième siècle), avec les progrès de La psychologie des foules, Gustave Le Bon prétendra que les foules sont peu aptes au raisonnement, ce qui augure très mal pour la démocratie basée sur le suffrage étendu. Il dira même "que la démocratie parlementaire, sensible à la pression constante des intérêts particuliers, pousse à l’augmentation incessante des dépenses publiques".

Pour ce qui en est des droits sociaux, au 20ième siècle, les économistes, qui ont remplacé la main invisible par le marché autorégulé, considéreront que "toute mesure prise par les pouvoirs publics en vu de modifier les rapports de marché, par exemple le niveau des prix et des salaires, apparaît automatiquement comme une ingérence nuisible dans de bénéfiques mécanismes d’équilibre".

Mais qu’en est-il au juste de cet argument de l’effet pervers ? Est-ce que les conséquences malheureuses d’une réforme peuvent être reprises en charge et corrigées ? Oui, évidemment. Car les réformes politiques et sociales sont "un processus répétitif et cumulatif, qui permet d’incorporer constamment les leçons d’hier dans les décisions d’aujourd’hui. C’est ce processus d’apprentissage qui fait que les risques d’effets pervers ont de bonnes chances d’être repérés et réduits, voir éliminés".

La thèse de l’inanité

La thèse de l’inanité postule que les structures profondes de l’ordre social reste inchangés quoi que l’on fasse. S’il y a eu modification ce n’est qu’accessoirement et qu’au niveau de la façade. Rien n’est en fait changé. Pour cette raison il est évidemment inutile de vouloir réformer ou réagencer les fondements qui demeurent toujours intacts. Cette thèse à quelque chose de démoralisant et de démobilisant. Elle est aussi très efficace pour refroidir l’idéalisme en politique et l’interventionnisme économique. À la fin du 19ième siècle, Pareto et Mosca diront tous deux à peu près la même chose. "Toute société, quelle que puisse être son régime politique déclaré est divisée en deux couches, les gouvernants et les gouvernés ou l’élite et la non-élite." Introduire le suffrage universel ne change rien à la donne La majorité ne gagne aucun pouvoir réel en instaurant un régime démocratique parlementaire. En fait, "toute société organisée se compose d’une énorme majorité qui ne dispose d’aucun pouvoir politique et d’une petite minorité qui détient tout le pouvoir, à savoir la classe politique". Mosca ira même jusqu’à se moquer des grands penseurs de la politique (Aristote, Montesquieu, Machiavel) en soulignant que les distinctions entre les différents régimes politiques sont inutiles, que ce soit démocraties, monarchies, républiques ou aristocraties, rien ne permet de faire de pareilles nuances inutiles, car il n’y a que deux classes : les gouvernants et les gouvernés. Poussant encore plus loin le cynisme il déclarera que ce sont "les amis du député qui le font élire. En tout état de cause, une candidature est toujours l’œuvre d’un groupe que réunit une visée commune, d’une minorité organisée qui impose fatalement ses volontés à la majorité désorganisée". Ainsi, "le fondement juridique ou rationnel de tout système politique qui recourt aux élections pour assurer la représentation des masses populaires est un mensonge". En voici assez pour ce qui concerne le système de représentativité. Quand est-il des hommes, des représentants ? " Les tripotages liés à la manipulation des élections par la classe politique porteraient atteinte à la moralité des candidats aux mandats électifs, de sorte que les hommes de caractère, découragés, finiraient par se désintéresser de la chose publique."

La thèse de la mise en péril

Les tenants de la thèse de la mise en péril sont beaucoup moins catégoriques. Ils ne contestent pas le bien fondé et la bonne volonté dont fait preuve l’esprit des réformes. Ils croient, par contre, qu’il ne vaut pas la peine de prendre de chance en modifiant les progrès déjà atteints sous prétexte de nouveaux progrès sociaux hypothétiques. Pour eux la société aurait atteint un point d’équilibre optimale que l’on ne devrait aucunement tenter d’améliorer, car les libertés que l’on possède, nos droits, pourraient être entravés par l’établissement d’une nouvelle réforme ou d’un projet de grande envergure.

Pour bien comprendre la nature de cet argument, il faut revenir à l’époque du débat sur l’élargissement du droit de vote aux couches laborieuses, en Angleterre. En 1832, un projet de réforme vu le jour qui accordait le droit de vote à tout chef de famille occupant des locaux urbains d’une valeur imposable minimale de dix livres sterling. Ce qui privait de droit de vote 90 pour cent des hommes. Ce n’était donc que la partie la plus aisée des classes moyennes(industriels, commerçants, membre de professions libérales) qui se trouvait concernée par ce projet timoré. Ce fut donc de nouveaux droits pour une infime catégorie d’individus. C’est l’étape suivante qui posa un réel problème. Les aristocrates et les bourgeois craignaient qu’en donnant le droit de vote aux déshérités, aux pauvres et aux travailleurs salariés ils risqueraient de perdre leurs privilèges de propriétaires possédants. Ils voyaient les choses ainsi. "Le pillage des riches consécutif au suffrage universel violerait en soi une (ancienne) liberté fondamentale (établie), le droit de propriété." Ils s’imaginaient qu’une réforme établissant de nouveaux droits risquerait de mettre en péril les anciennes libertés, chèrement acquises.

On comprend assez bien où veulent en venir les tenants de la thèse de la mise en péril. La société est dans un état d’équilibre optimal que l'’n ne doit aucunement tenter de réformer. Car dans cette situation, la richesse est distribuée en leur faveur, et c’est bien ainsi. Surtout, ne changeons aucunement les choses.

L’autosubvertion et les 3 thèses progressistes

Arrivé à ce stade des recherches et de l’ouvrage de Hirschman se produit une tangente dans sa réflexion. L’ouvrage fut conçu, au départ, pour étayer et critiquer les positions néo-conservatrices réactionnaires. Mais il appert, dès lors, que les trois thèses peuvent être retournées et renversées. Ce qui nous donne les trois arguments progressistes. À l’incompatibilité qui caractérise la thèse de la mise en péril, les progressistes opposeront l’idée d’un soutien réciproque. Et du danger de l’action et du changement on passe au méfait de l’immobilisme. Ce qui donne ceci :

"(Thèse réactionnaire (l’effet pervers)) L’action envisagée aura des conséquences désastreuses. //// (Progressiste) Renoncer à l’action envisagée aura des conséquences désastreuses.

(Thèse réactionnaire (mise en péril)) La nouvelle réforme mettra en péril la précédente //// (Progressiste) La nouvelle réforme et l’ancienne se renforceront l’une l’autre.

(Thèse réactionnaire (inanité)) L’action envisagée a pour objet de modifier des structures fondamentales permanentes (ou lois) de l’ordre social; elle sera donc totalement inopérante et vaine. ////(Progressiste) L’action envisagée s’appuie sur de puissantes forces historiques qui sont déjà à l’œuvre; il sera donc totalement vain de s’y opposer."

Pour Hirschman, ces trois couples de thèses ne sont que des positions extrêmes, des cas limites qu’il faut tempérer. Pour lui ce sont des rhétoriques de l’intransigeance.Elles sont donc antidémocratiques.

Au contraire, "une démocratie affirme sa légitimité dans la mesure où ses décisions sont déterminées par une discussion complète et publique entre ses principaux groupes, organes ou représentants. Par discussion il faut entendre dans ce contexte un processus de formation d’opinion : le principe en est que les participants n’ont pas, au départ, de position définitive et qu’ils sont disposés à procéder à un échange de vues constructif, c’est-à-dire à modifier éventuellement leurs opinions initiales à la lumière des arguments des autres participants et aussi de tout élément d’appréciation nouveau apporté par le débat".

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